L’Ours : Hitler ? Comprendre pourquoi !
« Ici, il n’y a pas de pourquoi ». Cette terrible phrase que Primo Levi, dans Si c’est un homme, fait dire à un garde SS, le premier jour de sa déportation à Auschwitz, amène l’interrogation clef de ce livre : le « pourquoi Hitler ? » et, par là, pourquoi la Shoah?
Ron Rosenbaum, journaliste et écrivain américain, livre une enquête sur les interprétations qui ont été élaborées. Il le fait en examinant l’essentiel de la littérature sur le sujet, en dialoguant avec des historiens, des philosophes, des théologiens, qui ont marqué la réflexion dans les débats, en relisant des textes fondamentaux, en se rendant sur des « lieux de mémoire ». Ce livre, paru aux Etats-Unis en 1998, même si une postface rend compte des développements récents, est une quête passionnée pour juger des réponses qui ont été apportées dans leur diversité et leurs contradictions.
Discuter Claude Lanzmann
Ressort avec force de tous les chapitres du livre l’entretien avec Claude Lanzmann, dur et électrique. On connaît la condamnation sans appel de l’auteur du film Shoah : le désir de comprendre relève de l’obscénité. Car vouloir comprendre, c’est, inévitablement, tendre à « excuser », si peu que cela soit. Il faut constater simplement et, surtout, ne pas vouloir représenter comme l’on fait des films (même reconnus comme La liste de Schindler) et des romans. Mais, alors, le risque est d’en rester à une énigme. Ron Rosenbaum relève une contradiction chez Claude Lanzmann qui, par ailleurs, considère que la Shoah est le produit d’une histoire occidentale. Mais surtout, et de toute manière, aussi difficile et complexe que soit un effort de compréhension, il ya un devoir de vérité pour éviter une nouvelle catastrophe.
Pour ce faire, il faut trouver un chemin entre deux pôles extrêmes, ce que l’auteur appelle « l’aberrationisme » et le « culminationisme » soit la responsabilité éminente de Hitler, lui même un « criminel politique », profondément déséquilibré, soit l’expression de tendances et de forces collectives. Cette opposition est illustrée par l’exposé de deux thèses, longuement analysées, celle de Daniel Goldhagen, sur Les bourreaux volontaires de Hitler, l’antisémitisme allemand étant lourd d’un meurtre de masse. Hitler alors en offrit la possibilité en amplifiant le courant d’antisémitisme existant et en le légitimant. C’est la responsabilité du peuple allemand qui est alors en cause. Cette thèse par sa généralité même a été fortement critiquée par la plupart des historiens qui ont étudié les processus qui ont mené à la Shoah. Une historienne d’une génération plus ancienne, Lucy Dawidowicz, dans La guerre contre les juifs, a marqué au contraire le rôle crucial de Hitler en mettant en évidence son projet d’extermination formulé dès 1918, réitéré à plusieurs reprises par la suite, malgré une dissimulation dans le vocabulaire. Il faut relire le discours du 30 janvier 1939 prononcé devant le Reichstag, déclarant la « guerre aux juifs ». Les hésitations et les tâtonnements qui ont marqué la route vers l’extermination, qui ont surtout concerné les moyens, n’enlèvent rien au projet. Elle n’est pas la résultante, comme ont voulu le voir des historiens « fonctionnalistes », de l’action d’une base de bureaucrates voulant savoir ce qu’il fallait faire des juifs dans les territoires occupés.
Une idéologie génocidaire
De ce point de vue, l’auteur mène une critique convaincante de la thèse de Hannah Arendt sur la « banalité du
mal ». Hitler et les principaux dirigeants nazis partageaient une idéologie génocidaire et n’étaient pas des
« bureaucrates »… comme a voulu le faire croire Eichmann dans son système de défense. C’est pour cela qu’il y a plusieurs chapitres du livre qui tentent de cerner la personnalité d’Hitler et les éléments clefs de sa vie personnelle qui ont façonné une détermination criminelle – notamment lors du « suicide » de sa nièce Geli Raubal en 1931. Cela dit, les faits accumulés ne donnent pas une clef unique de compréhension. On n’a pas vraiment dépassé la controverse entre les deux premiers grands biographes de Hitler, Henri Trevor-Roper et Allan Bullock, un homme enfermé dans ses convictions ou un « charlatan » qui a succombé à ses propres artifices.
Le mal dans l’histoire
Des analyses nombreuses, présentées dans leurs contradictions, le lecteur arrive néanmoins à la conclusion que ce fut bien une « guerre raciale » qui a été menée.Les moyens qui n’ont pas été consacrés au front de l’Est, alors qu’il était en train de céder, pour continuer d’amener des centaines de milliers de déportés vers les camps de la mort relèvent d’un choix hautement significatif. Aussi, Ron Rosenbaum ne peut que mener une réflexion sur la place du « mal » dans l’histoire. Les dialogues avec des théologiens et des philosophes sont ici précieux. Les historiens l’évitent évidemment. Mais cela fait partie de la condition humaine. Les actions maléfiques ne relèvent pas que de « l’imperfection » ou de la « méconnaissance », elles peuvent être voulues et conscientes. Et quelles que soient toutes les causalités explicatives, dans ce moment d’histoire particulier, il y a bien eu la manifestation d’un mal radical. Ce qui fait que la position de Claude Lanzmann, aussi extrême soit elle, exprime une part de la vérité de la Shoah.